1948
fiole 1. — Arrêtez de me chatouiller, glisse le petit garçon en culotte courte.
Je n’aime pas ça.La femme sourit. Elle sourit et elle remet derrière son oreille une mèche de cheveux bruns. Elle aime ce fils unique qui lui a pourtant presque coûté la vie. Elle l’aime plus que tout au monde, il le sait. Entre eux, c’est un accord tacite, comme une promesse non dite.
— Alastor, souris un peu. Tu ne souris jamais.Pour lui faire plaisir, l’enfant esquisse un léger sourire. Le coin de ses lèvres remonte légèrement, il n’a pas à se forcer, il sait qu’elle aime le voir heureux. Quand il est avec elle, il l’est. La petite cuisine sent bon, ils ont fait un gâteau. Elle voulait qu’il aille jouer avec le fils des voisins moldus, il n’a pas voulu. Il n’a presque pas d’amis. Il les effraie presque tous, mais c’est un garçon plein de ressources. Ça ne le dérange pas de rester à la maison avec sa mère. Elle le comprend sans le couver, elle encourage ses tentatives magiques. Il est très en avance pour son âge, elle le sait, même si c’est une moldue et que cela lui fait un peu peur. Il n’a pas dix ans mais déjà il connaît un nombre de choses impressionnant. Il sera brillant, aimant, gentil. Il ne sera pas comme son père. Un employé minable, alcoolique, qui regrette son mariage et bascule depuis peu dans l’extrémisme le plus absolu. Non, il ne sera pas comme son père. Et justement.
— Mère, quand pensez-vous que Père va rentrer ?, demande Alastor, son regard bleu tourné vers celui, autrefois brillant, aujourd’hui terni, de sa mère.
Elle tressaille, essaie de ne pas laisser montrer son angoisse à l’idée que cet homme qu’elle n’aime plus depuis longtemps ne lève la main sur son fils. Elle sort le gâteau du four, se brûle, fourre son doigt entre ses lèvres tremblantes.
— Je ne sais pas, mon chéri. Je ne... pense pas qu’il rentre ce soir. On va aller se coucher. Alastor hoche la tête, pose une main sur le bras de sa mère. Il n’est pas bien grand mais il la protégera si son père tente encore une fois de la frapper. C’est déjà arrivé. Plusieurs fois. Il s’est interposé, bien sûr, quand il a pu. Mais son petit visage porte encore les stigmates de la témérité. Il ne fait pas bon défier son père, en 1948. Il ne fait pas bon s’opposer à un fou. Il y a une semaine, ils se sont disputés. Fort. Elle lui a dit qu’elle n’aimait pas ses nouvelles fréquentations, il l’a frappée, lui a dit qu’il regrettait son mariage, qu’elle n’était qu’une moldue. Il est parti, n’est pas revenu depuis. Alastor frémit à l’idée de son simple retour. Sa mère l’embrasse, s’apprête à le prendre dans ses bras, ils vont monter l’escalier. Mais non. Ils ne monteront jamais l’escalier. Ils sont voués à rester coincés au rez-de-chaussée. Ils sont voués à affronter cette nuit terrible, cette nuit que l’Alastor adulte va revivre, debout dans un coin de la pièce, livide devant le souvenir de sa mère et du sien. Parce qu’Alberic Maugrey vient de défoncer la porte d’un coup de baguette magique. Dans un fracas immense qui déchire la nuit, la petite maison de Chepstown semble être arrachée de ses fondations. Un homme apparaît dans l’encadrement de la porte, le visage faiblement éclairé par la lucarne du porche. Il ruisselle de pluie, son visage est contracté par la colère, son regard est celui d’un fou dangereux. Et Alastor reconnaît, derrière ce masque de haine, son père. C’est pourtant à peine s’il réussit à déceler la trace de son géniteur, mais il en est sûr à présent, c’est lui. C’est aussi lui qui marche à pas décidés vers sa mère, en hurlant des choses incompréhensibles, la baguette levée. Alastor se poste devant sa mère, celle-ci le jette sur le côté, lui crie de s’enfuir, il ne veut pas, se met à pleurer. Et la formule tombe,
ENDOLORIS, il voit sa mère tomber, hurler de douleur, un cri de bête, un cri inhumain, et il agrippe la main de son père, tente, tente de le faire s’arrêter, il braille
NON, NON PÈRE, NON, ne voit pas venir le coup de poing qui l’envoie valser comme une poupée de chiffon contre le buffet en bois massif. Il se relève, sa mère - sa mère elle n’est plus que DOULEUR - non -
Non je ne veux pas -
L’incarcerem l’empêche de faire quoi que ce soit, des cordes l’immobilisent, il assiste impuissant au meurtre de sa mère. Une demi-heure d’endoloris. Il y a longtemps qu’Alastor ne peut plus regarder. Longtemps qu’il a cessé de lutter contre les liens magiques. Et finalement - finalement.
— Avada Kedavra.Un éclair de lumière verte, un dernier cri que pousse l’enfant. Le corps retombe, inerte. Elle est morte. Elle n’est plus. Il sanglote - il n’a pas pu. Pas pu la sauver. Et maintenant c’est son tour. C’est son tour.
Alberic tremble, conscient peut-être de sa propre inhumanité. Il se retourne vers l’enfant, l’agrippe brutalement par le col, l’incarcerem s’achève, le jette sur le sol, sur le corps de sa mère. Alastor crie, se débat quand son père lui arrache sa chemise. En vain.
— Immonde bâtard... Sang-mêlé, hein... Sale gosse... J’aurais dû t’empêcher de venir au monde, j’aurais dû me douter que tu ne serais rien...Une première entaille. Alastor hurle. Le sang, chaud, chaud dans son dos.
— RIEN QUE DE LA VERMINE ! Une seconde entaille. Une autre. Encore une autre. Le visage mort de sa mère morte à quelques centimètres du sien. Alastor ne se bat plus. Il veut mourir, la rejoindre. Il prend sa main - froide. La serre fort. N’entend plus...
INDIGNE... N’entend plus...
DE MON SANG... Il n’entend pas non plus quand les aurors se jettent sur son père pour l’empêcher de le tuer, après qu’il lui ait lancé un ultime doloris, avant de lui réserver le même sort qu’à sa mère. Il n’entend pas les voix qui lui disent de tenir bon, de s’accrocher à la vie. Il ouvre un oeil, deux. Les larmes ruissellent sur son petit visage quand on l’arrache au cadavre de sa mère, quand on touche les plaies béantes. Vivre. Oui. Vivre, pour se venger.
1948
fiole 2. Doucement, il ouvre les yeux. Un instant il avait tout oublié. Il était bien, nageant dans un certain bonheur, entre deux souvenirs anciens, ses parents ensemble, heureux. Un rêve, peut-être. Mais en ouvrant les yeux le rêve s’est envolé et il se souvient. Mère morte. Père parti. Et lui... à moitié mort, sur le sol. Mais les aurors. Et où est-il ? Il se redresse un peu, péniblement. Son dos. La douleur. Son visage, meurtri. Les murs sont blancs. Il y a une fenêtre, une plante verte. Il veut se lever. Il ne peut pas ; des liens entravent ses poignets. Ils sont peu serrés. Entravé. Pourquoi ? Il hurle, panique. Deux hommes entrent, le calment, derrière eux il y a une haute silhouette, une barbe qui n’est pas encore aussi longue qu’elle le sera, une robe de sorcier étoilée.
— Détachez-le, dit l’homme doucement.
Les médicomages hésitent, disent qu’il s’est débattu dans son sommeil, marmonnent quelque chose au sujet de sa propre sécurité, il pourrait se faire mal, il ne comprend pas pourquoi il est ici. L’homme balaie leurs paroles d’un simple geste de la main. Il détache les liens lui-même. Alastor se recroqueville au fond du lit. Ses yeux sont ceux d’un animal blessé, traqué. Il n’a même plus de larmes pour pleurer. Les hommes en robes blanches s’en vont, il ne reste que le sorcier à la robe étoilée. Il s’assoit sur le lit, doucement. Ses yeux sont emplis d’une douceur terrible. Comme s’il souffrait pour l’enfant, comme s’il lui faisait tacitement comprendre qu’il aimerait mieux souffrir à sa place.
— Bonjour, Alastor. Je suis le professeur Dumbledore.Alastor ne répond pas. Il en est tout simplement incapable.
— Veux-tu que nous parlions un peu ?, demande le vieil homme, un faible sourire aux lèvres.
Silence.
— Je ne pourrai jamais effacer de ta mémoire ce que tu as vécu, Alastor. Ce que ton père a fait ne concerne que toi, c’est tout ce qui importe ; tu n’es pas obligé d’en parler. Mais tu ne pourras jamais l’effacer. Je ne remplacerai pas la famille que tu as perdue, mais je peux t’aider, Alastor. Je peux te donner une seconde famille. Tu as bientôt dix ans, n’est-ce pas ? Alastor hoche la tête après une certaine hésitation. Où va-t-il aller ? Où va-t-il habiter ? Il n’a pas de famille, personne. Cet homme, Dumbledore... il ne le connaît même pas. Pourquoi l’aiderait-il ?
— Tu as en toi des capacités que tu ne soupçonnes même pas, dit Dumbledore comme s’il avait lu dans ses pensées.
Ta magie sera telle que tu seras le meilleur, Alastor, si tu suis la voie que je t’ouvre. Si tu te détournes de celle de ton père, tu feras de très grandes choses. Je sais qu’il est encore tôt pour te parler de cela, mais si tu veux, je serai pour toi un véritable ami. Ma porte te sera toujours ouverte. Tu peux choisir ta famille, Alastor. Et je suis persuadé que tu sauras faire le bon choix.L’enfant écoute attentivement. Il s’attache déjà à cet homme aux petites lunettes en demi-cercles. Ses questions trouvent certaines réponses ; il se détend un peu. La douleur et le chagrin s’apaisent imperceptiblement.
— Tu recevras bientôt ta lettre de Hogwarts, le jour de tes onze ans. Là-bas, on t'apprendra à maîtriser ton don. Tu y seras chez toi, et je veillerai à ce que tu t’y épanouisses. En attendant, j’ai trouvé un établissement sorcier qui t’accueillera le temps qu’il faudra, et pendant les vacances. Mais tu seras toujours le bienvenu chez moi, Alastor.Il ne sait pas quoi dire, pas quoi répondre. Buté, bouleversé. Ses sentiments s’emmêlent, déjà le peu de joie qui résidait en lui s’est envolé. Une coquille presque vide. Mais il déborde de gratitude, et sait qu’il aimera cet homme comme son père ; le père qu’il aurait dû avoir.
— Je vais te laisser, à présent. Ne te formalise pas, ces gens sont ici pour t’aider, eux aussi. Tu dois te reposer. Je reviendrai bientôt. Souviens-toi que les meilleurs moments de ta vie restent à venir. Ne t’accroche pas au passé, ou il t’empêchera d’avancer.Il se lève, sourit une dernière fois. Alastor hésite.
— Professeur !Dumbledore sourit.
—Qu’y a-t-il ?— Ces hommes qui m’ont sauvé... qui sont-ils ?, demande l’enfant, décidé.
— Ce sont des aurors. Un corps d’élite qui lutte contre la magie noire.Alastor hoche la tête.
— Je veux devenir auror, murmure-t-il.
Le meilleur. 1949
fiole 3. Alastor écoute, attentif. Il a rêvé de cet instant depuis presque deux ans, depuis qu’on l’a placé dans un orphelinat londonien. Ses seules visites ont été celles de Dumbledore. Il ne s’est pas fait un seul ami, s’attirant même des ennuis à cause de sa magie qu’il ne maîtrise pas tout à fait. Mais son don est immense, il le sait à présent. Il attend, futur élève de première année perdu parmi les autres, il attend son tour pour être réparti. Enfin. Au milieu de tous ces mousses, Maugrey fait déjà figure de vieux capitaine, ayant lancé son navire très loin. Il ne sait pas vers quelle maison se tourner, toutes lui semblent prometteuses. Mais son père est passé par Serpentard. Or il ne veut pas marcher sur ses traces, jamais. Son appréhension n’a pour égale que son envie de réussir. Il attend. Qu’on prononce son nom, un nom que bientôt tous connaîtront. Il se souvient du départ de Dumbledore, le jour qui suivit le drame. Il se souvient du ton du médicomage quand celui-ci lui annonça que les marques ne partiraient jamais. Alberic avait réussi ; son infamie resterait gravée pour toujours sur son corps d’enfant, un corps qui deviendrait celui d’un homme. Mais ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Le regard d’Alastor se durcit quand il entend -enfin !- son nom.
— MAUGREY, Alastor !Il marche lentement vers le tabouret, sans regarder les autres. Puis c’est le noir complet, et cette voix dans sa tête, qu’il a imaginée des centaines de fois.
« Maugrey, hein ? La dernière fois que j’ai entendu ce nom, c’était il y a longtemps... et je vois dans ta tête qu’il aurait mieux valu qu’il ne fasse pas de si mauvais choix... enfin ! Tu n’as rien à voir avec ton père. Voyons voir ce que je vais faire de toi. » Alastor ferme les yeux. Il sait que le choixpeau ne fera pas de mauvais choix, lui. Mais l’appréhension est difficile.
« Tu es déjà un grand sorcier, mon petit ami. Un très grand sorcier. Et je décèle des capacités incroyables, oh oui, incroyables... mais il n’y a aucun doute quant à la maison qui te permettra de devenir le plus grand sorcier de ta génération ! Aucun doute, vraiment... ton courage, ta persévérance, ton sens de la justice... tu ne peux que te diriger vers... GRYFFONDOR ! »Gryffondor ! Son coeur rate un battement, son émotion est grande. Il marche à grands pas vers sa nouvelle maison. À la table des rouge et or, les applaudissements sont frénétiques mais personne ne pousse de cris de joie. On ne connaît pas encore ce petit garçon à l’air décidé, au regard sombre. On ne sait pas encore quel sera son destin ; on murmure simplement qu’il est orphelin. Personne ne sait la vérité. Et Alastor veillera à ce que cela demeure ainsi.
1952
fiole 4.— Bonjour, professeur. Vous vouliez me voir ?— Ha, Alastor ! Approche, approche, mon garçon. Maugrey a grandi. Ses cheveux, chose étrange, sont plus blonds qu’il y a quatre ans. Il n’est pas lumineux pour autant ; tout son être dégage une certaine brusquerie, sa démarche est cadencée, l’expression de son visage est sombre. Mais ses traits sont fins, c’est encore un enfant. Un gryffondor de treize ans, une belle gueule qui fait déjà de nombreux prodiges avec sa baguette magique. Debout devant le bureau du directeur de Hogwarts, il attend de savoir ce que lui veut son propriétaire, mais il n’a qu’une envie, c’est de retourner étudier la magie. Il ne le dit pas, mais c’est la magie noire qui l’intéresse le plus, et les façons de la contrer. C’est en étudiant le mal qu’il saura le détruire, il en est convaincu. Et son coeur est dénué de tout sentiment haineux. C’est la vengeance qui s’exprime en Maugrey ; la vengeance par la justice. Pas de loi du Talion chez Maugrey. Juste un douloureux désir de savoir, d’agir. Dumbledore sourit, entremêle ses longs doigts fins.
— Le professeur Flitwick m’a rapporté que tu te débrouillais très bien en sortilèges. En fait, il m’a même dit que tu étais le meilleur élève qu’il ait jamais eu. — Et vous pensez que ce n’est pas vrai ? , rétorque Maugrey brusquement.
Dumbledore rit poliment.
— Je suis persuadé que c’est vrai, Alastor. Mais c’est autre chose qui motive notre entrevue, même si tu sais à quel point j’apprécie que tu viennes me voir quand tu en as envie. À ce propos, bravo pour le dernier match de quidditch. Je ne crois pas que l’équipe de Gryffondor ait déjà vu un batteur aussi zélé ! Même s’il n’étais sans doute pas nécessaire de sortir miss Levin de cette façon... enfin ! Miss Pomfresh saura bien la remettre sur pied. Alastor se fend d’un petit sourire. Il manie la batte très bien, malgré le fait qu’il soit seulement en troisième année ; il est déjà meilleur que nombre de ses coéquipiers. Le regard de Dumbledore se fait un peu plus pénétrant.
— Non, Alastor. Je veux te parler d’un... don que tu possèdes. Vois-tu de quoi je veux parler ? Alastor secoue la tête. À ses yeux, il ne possède rien. La nature lui a tout pris. Il est un peu plus doué que les autres, soit. Mais c’est à peu près tout. Dumbledore soupire.
— Connais-tu l’art de la legilimancie, Alastor ? Le jeune garçon réfléchit.
— C’est l’art de s’infiltrer dans l’esprit de quelqu’un, commence-t-il lentement.
Pour y déceler des choses que la personne garde secrètes. Des souvenirs, des sentiments... des pensées. Un legilimens peut extraire ce qu’il veut, s’il est vraiment doué. Ils se regardent longuement.
— Vous pensez que je... — Oui, Alastor. J’en suis sûr à présent. N’as-tu pas remarqué que tu possédais des dispositions... étranges ? En plongeant ton regard dans celui d’un autre, n’as-tu pas réussi à déceler certaines de ses pensées ? Évidemment. Et soudain tout fait sens. Alastor sait très bien que si les autres l’évitent plus ou moins, c’est autant à cause de sa brusquerie que parce qu’il peut, d’un simple regard, accéder à certains de leurs secrets. Il a su que c’était Nott qui avait volé ses bottes en peau de dragon du premier coup d’oeil. D’ailleurs, Nott s’en souvient encore. Alastor se rappelle du souvenir qui dansait devant ses yeux, comme une véritable vision. Ça, de la legilimancie ? Mais il ne savait pas...
— La maîtriser, oui , sourit Dumbledore.
C’est pour cela que tu dois apprendre encore, Alastor. Et aussi commencer à protéger ton propre esprit, grâce à l’apprentissage de l’occlumancie, le pendant de la legilimancie. Si tu le veux bien, je serai ton professeur. Mais il te faudra énormément de patience. Ces deux arts n’ont pas d’égal dans leur difficulté, et même si tu es doué, tu souffriras beaucoup dans ton apprentissage. Alastor hoche la tête. Il est prêt.
— Essaie de t’infiltrer dans mon esprit , dit simplement Dumbledore.
Le petit garçon se concentre. Et c’est comme une avalanche. En plongeant ses yeux bleus dans ceux de Dumbledore, il parvient à faire des choses dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Il accède à certains souvenirs que même leur propriétaire avait oubliés. Dumbledore enfant. Une jeune fille, très belle. Un jeune homme. Un petit garçon au regard plein de ténèbres... et les visions s’arrêtent. Alastor tombe sur le sol, sonné par tant de concentration, avec un mal de tête épouvantable. Dumbledore lui-même accuse le coup. Une telle force, chez un enfant de treize ans... c’est presque impossible. Il relève le garçon en souriant, fermant cette fois-ci son esprit à double tour.
— Excusez-moi , marmonne Alastor.
— Ne t’excuse pas. Tu sais comme moi que tu pourras très vite faire ce que tu veux de ce don, si tu te montres assez assidu. Maintenant va, et retrouve moi après-demain, pour ta première leçon. En regardant le garçon partir, Dumbledore soupire. Il aurait voulu pouvoir faire plus. Le garçon est tellement doué. Et déjà tellement triste. Tellement triste.
1961
fiole 5.C’est un beau jeune homme qui traverse le ministère, le menton levé, le regard empli de ce qui se rapproche d’une certaine fierté. Certains employés le saluent déjà, on sent comme du respect dans leur voix. D’autres le regardent avec méfiance. Alastor Maugrey a vingt-trois ans, et ça y est, il est auror. Sa longue cape brune balaie ses chevilles, son costume impeccable lui sied comme un gant. Nul ne sait comment il va fêter cela. Ni avec qui. Lui sait qu’il devra rendre visite à Dumbledore, mais cela peut attendre. Après tout, son mentor savait parfaitement qu’il réussirait tous ses tests. Les examinateurs n’ont peut-être pas aimé ses méthodes peu orthodoxes, mais il a réussi toutes les épreuves avec brio. Il a fait avec sa baguette des choses qu’ils n’avaient encore jamais vu.
Il est auror. Son rêve d’enfant s’est réalisé. Il est auror. Enfin. Une lueur nouvelle brille dans son regard, enfin, il a une véritable raison de vivre. En attendant, il sort du ministère, une sorte de sourire au coin des lèvres. Ses anciens camarades lui adressent un signe de tête pour le féliciter, mais personne ne hurle de joie. Tout le monde savait déjà.
L’artère londonienne est pleine de moldus. Il s’isole après avoir jeté un coup d’oeil à Big Ben. Se concentre à peine. Et transplane.
Le décor change immédiatement. Il fait sombre ici, comme si le jour avait perdu ses droits sur la nuit. Maugrey s’enveloppe de sa cape sombre. Il ne regarde pas les flots déchaînés qui entourent la sinistre île où il se trouve. Il ne jette pas un seul regard aux détraqueurs qui rôdent. Traverse un couloir, puis deux. Un employé lui ouvre une grille. Il décline son identité lentement. L’homme hoche la tête, lui demande de le suivre. Ils passent des couloirs où règnent des courants d’air gelés, des grilles rouillées par les cris et les années. Ils entendent des hurlements de fous. Des visages se dressent dans l’ombre, touchent les barreaux des portes de cellules. Ils l’interpellent. Enfin, les deux hommes s’arrêtent. L’employé s’en va. Un détraqueur s’approche. Maugrey tressaille. Il déteste ces créatures abominables. La porte pivote sur ses gonds. Ce qu’elle dévoile n’est pas beau à voir.
L’homme gît dans le fond de la cellule. Il est enchaîné. Sale. Il ressemble à Maugrey, terriblement. Mis à part la lueur de folie qui brille au fond de ses yeux ternes, ce sont quasiment les mêmes. Alastor entre. La porte claque dans son dos. Il regarde péniblement l’homme. Et dit, d’une voix presque inaudible.
— Bonjour... Père. L’homme le regarde sans comprendre un moment. Puis il balance la tête en arrière et rit. D’un rire immonde, inhumain, sans joie. Il rit sans s’arrêter. C’est comme un grincement saccadé. Et ça fait mal. Alastor plonge ses yeux dans ceux de l’homme. Et il voit - il voit.
ENDOLORIS -
NON PÈRE - NON - et tous ses souvenirs convergent vers une nuit, une nuit où l’homme a tué sa femme et torturé son fils - une nuit où d’autres hommes l’ont arrêté et conduit ici - une nuit où tout s’est arrêté.
Il sort de son esprit, un esprit fou. Il n’y a plus aucune joie dans cette tête meurtrie. Alastor se sent las, triste. Il n’éprouve pas de colère ou de haine. L’homme cligne des yeux. Un sourire mauvais s’étale sur ses lèvres gercées.
— Dis-moi, Alastor... m’aurais-tu mieux aimé si j’avais laissé vivre ta mère ? Il ne répond pas.
— M’aurais-tu mieux aimé si j’avais laissé vivre ta salope de mère ? Colère. Haine. Tristesse.
— Je suis auror, maintenant. Je devais vous le dire , fait Alastor, d’une voix qui n’est plus qu’un souffle, qu’un grognement.
Son père éclate de rire.
— Oh ? Tu as rejoint les bourreaux de ton père ? Très bien. Tu m’en vois ravi, bâtard. Sale bâtard qui dénature mon sang. Tu sais, Alastor... je n’ai qu’un seul regret... Alastor tourne déjà les talons. Il entend à peine ce que lui lance l’homme qui n’est plus son père. Ses yeux se voilent légèrement.
— ...C’EST DE NE PAS AVOIR EU LE TEMPS DE T’ACHEVER AVANT QU’ILS NE M’EMMÈNENT ! 1978
fiole 6.— Regarde-moi.Il grogne. Il n’aime pas qu’elle lui parle comme ça. Il obéit néanmoins, et ça montre à quel point il l’apprécie, pour lui obéir de cette façon. Elle sourit. Elle est belle. Jane. Ils ont fait l’amour et elle va repartir - c’est comme ça, ils ne se voient que comme ça depuis des années. Cinq, six ans ? Il ne sait plus. Ils ne sont pas ensemble.
Elle caresse son dos, elle trace le contour des longues cicatrices. Il frémit. Les lignes sont blanches sur la peau déjà pâle. Certaines gardent une teinte rougeâtre. Toutes ne partiront jamais. Ses caresses sont comme des papillons. Il l’aime, il aime tout ce qu’elle est. Il est incapable de le lui dire. Leur relation est tellement étrange. Elle a déjà disparu pendant un an, sans le prévenir, comme ça. Ils se sont rencontrés au ministère, pour une histoire de verre de jus de citrouille renversé, c’était à qui gueulait le plus fort, il avait fini par tourner les talons, mais elle l’avait rattrapé. Et puis la passion. Elle lui avait appris à aimer - appris quelque chose qui lui semblait impossible. À aimer comme un fou. Quand elle a disparu pendant près de dix, onze mois, il a cru se perdre. Elle est partie comme cela deux fois. Mais elle est revenue. Il ne sait même pas où elle habite. Ils se voient toujours chez lui.
Mais c’est la guerre depuis quelques temps, et Jane est une née moldue. Il sait qu’elle est en danger, il sait qu’il doit la protéger. Lui, l’un des piliers de l’Ordre du Phénix. Mais il a peur de ne pas réussir. Il a peur de la perdre. Elle rit. Elle est chef du département des transports magiques, c’est quelqu’un de brillant. Elle sait se défendre toute seule, elle n’a pas besoin de lui. Au fond ils savent que c’est faux, et ils voudraient sauter le pas, habiter ensemble, se marier. Ils le veulent. mais quand il essaie de lire ses pensées Alastor n’y parvient pas. Il a quelques visions - un jardin, des enfants qui courent, qui rient. Jane, heureuse. Il ne voit pas son passé - certaines bribes seulement, des parents en colère, qui ne comprennent pas cette aînée étrange, ce monstre. Il sait qu’il y a rupture. Mais elle maîtrise l’occlumancie et lui interdit de violer son intimité. Elle sait toujours quand il essaie de voir en elle, alors il a cessé depuis longtemps.
Elle l’embrasse. Met son manteau pour partir. Il la retient brusquement par le bras.
— Attends. Son regard.
— Quand tout ça sera fini... Tu m’épouseras ? Elle semble ne pas comprendre. Venant d’Alastor, ces mots sont aussi inattendus que des poèmes.
— Ça fait six ans que j’attends que tu me le demandes , finit-elle par murmurer. Lui même se prend à y croire. Enfin.
1979
fiole 7.— NON. NON, Vance, on ne lance pas un stupefix comme ça, ou bien on a le temps de se faire tuer AU MOINS DIX FOIS. McLean, interdiction d’émettre le moindre rire. Je ne suis pas aidé. Recommencez. Les deux jeunes femmes le regardent, atterrées. Cela fait onze fois qu’elles refont l’exercice. Alice McLean tente de se faire entendre.
— Mais c’est inutile, nous savons lancer un stupefix... Maugrey se rapproche, et il n’a jamais fait plus peur qu’en cet instant précis, son visage menaçant dressé bien au-dessus de celui de la jeune femme, plus petite.
— McLean, quand je dis on recommence, on recommence. C’est bien clair ? Troublée, elle acquiesce à contre coeur. Il les observe recommencer. Elles se débrouillent très bien, mais elles ne peuvent imaginer à quel point c’est insuffisant. À quel point il tremble pour elles, lui qui semble insensible et froid. Et Bates. Il secoue la tête. On les lui donne à peine sorties du berceau, en ce moment. Mais il faut bien avouer qu’elles n’ont pas froid aux yeux. Une armée... Oui, c’est une armée, pense-t-il, en notant un sort particulièrement bien placé de la part d’Alice. Les membres de l’Ordre vaquent à leurs occupations respectives. On le salue au passage, les nouvelles recrues baissent les yeux, évitent de se faire remarquer. Alastor attend les membres chargés d’espionner du côté des mangemorts. Il attend des informations. Mais au lieu de cela, c’est une véritable patrouille qui entre, Bates est parmi eux. Dumbledore est en tête. Alastor regarde la jeune fille. Elle a pleuré. Oui, il en est sûr, elle a pleuré. Il a envie de la prendre dans ses bras mais c’est une envie qui ne colle pas avec ses instincts brusques et moqueurs.
Ils sont tous silencieux.
— Hé bien quoi , grogne Maugrey.
Que quelqu’un parle ! Que s’est-il passé ? Bates tressaille.
— Il y a eu un meurtre, Alastor , murmure-t-elle.
Un meurtre terrible. Et il filtre son esprit aussi aisément que possible lorsqu’elle relève ses yeux embués vers lui. Il voit Jane dans une mare de sang et des mages noirs tout autour, il voit les aurors qui tentent de les arrêter mais qui n’y parviennent pas, il voit Bates près du cadavre de Jane -
Jane morte -
Jane morte comme sa mère, les yeux ouverts la main tendue raide comme sa mère -
Il regarde Dumbledore. Son mentor baisse les yeux.
— Je suis désolé, Alastor , dit-il.
Je suis sincèrement désolé. Non ce n’est pas possible. Ça ne peut pas être possible. Et dans la vision il y a -
mais non -
pourtant il en est sûr -
il y a un bébé qui pleure près du corps.
Il sent les larmes s’insinuer sournoisement jusqu’à ses yeux, traverser le voile des paupières closes. Il pousse un rugissement, refuse d’y croire. Non. Quelqu’un prend sa main et ils transplanent. C’est Dumbledore. Ils transplanent dans un petit appartement saccagé par les mangemorts. Un petit appartement tout simple où il ne reste plus rien, on a emmené le corps. Maugrey est incapable de regarder, de faire le moindre geste. Il laisse Dumbledore le guider jusqu’à la chambre. La chambre où dorment deux enfants, sagement couchés dans leurs lits. Il y a une petite fille de quatre ou cinq ans, et un bébé. Ils dorment, paisibles. Comme s’ils ignoraient tout de ce qui s’est passé. Et Alastor comprend.
— Leur sommeil est magique , dit Dumbledore.
Mais Anna se souviendra sans doute du drame. Anna. C’est comme ça qu’elle s’appelle alors, Anna.
Les enfants qu’il voyait n’étaient pas des projections de l’esprit de Jane, des désirs. C’étaient de vrais enfants, des souvenirs. Ses enfants. Voilà pourquoi elle avait disparu pendant des mois. Voilà pourquoi. Mais pourquoi, pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? Voulait-elle le faire une fois que la guerre serait finie ?
— Si tu ne veux pas les prendre avec toi, nous trouverons une famille qui les accueillera , fait Dumbledore en tournant les talons.
Mais Alastor marche jusqu’aux petits lits. Il caresse le front de sa fille endormie, celui de son fils. Il les prend dans ses bras tous les deux. Les petits sont épuisés, ils ne se réveillent pas. En croisant le regard de Dumbledore, il ne dit rien. Il chuchote simplement quelques mots, quelques mots que ses enfants n’entendent pas.
— Je suis là, maintenant. Je suis là. Alastor leva la tête. Il pouvait maintenant détruire les fioles sans danger ; personne n'accèderait jamais à ces souvenirs. Il était secoué, chamboulé. La bête sauvage a ses côtés humains. Personne ne devait être courant de l'existence de ses deux enfants. Seuls quelques-uns de l'Ordre, triés sur le volet. Il entendit une voix qui l'appelait ; Anna, sûrement, ou Max, qui avait déjà bien grandi. Les rares moments qu'ils passaient ensemble étaient les meilleurs possible. Le plus souvent, il s'arrangeait pour les faire garder par la tante de Jane, en lieu sûr, n'ayant pas le temps de s'en occuper lui-même. Trop de responsabilités. Mais une fois la guerre finie, cela changerait. Oui, cela changerait.
Il détruisit les fioles d'un coup de baguette magique. La dernière lui avait fait revivre de très douloureux souvenirs. Et, depuis, Bates avait disparu. Bates... silencieusement, il se fit la promesse de la retrouver. Sa fille et son fils lui sautèrent dans les bras.
— Venez, les enfants, grogna Alastor en tournant les talons, passant le pas de la porte de l'immeuble.
Tous les trois, n'est-ce pas ?Anna hocha la tête, Max eut un large sourire. Et Maugrey les enveloppa dans sa grande cape pour les protéger du froid, conscient qu'ils étaient tout ce qu'il possédait.